Jean Talon, l’intendant « vedette » de la Nouvelle France
Jean Talon. Célèbre intendant de Nouvelle France, architecte d’une colonie de peuplement d’allégeance française. Pour les canadiens-français après la Conquête, rare symbole d’un représentant de la couronne française qui sut tenir leur sort à cœur, à titre de devoir personnel. Désormais passé dans l’Histoire comme grand commis royal soucieux de faire rayonner la France outre-mer, et “fondateur” d’un peuple de souche française en terre d’Amérique. Un véritable héritier de Champlain, quoi!
En est-il vraiment ainsi? À titre d’historien, une première remarque qui nous permettra de construire notre analyse du dossier Talon: Jean Talon est un agent de la couronne de France, sous le règne de Louis XIV. André Vachon, dans son recensement biographique du personnage[i], nous fournit un portrait détaillé de la vie de Talon à partir duquel il nous sera possible de restituer un contexte historique, nous permettant d’analyser, pour notre exercice d’historiographie, une des plus célèbres pièces de correspondance entre Talon et son supérieur, le contrôleur général des finances (et futur Ministre de la Marine) du royaume de France, Jean-Baptiste Colbert.
Mission: Nouvelle France
Vachon rapporte les origines françaises de Talon, et son ascension rapide, grâce à son appartenance à une famille influente. Déjà intendant du Hainaut, Talon se voit offrir le poste d’intendant pour la Nouvelle France par le roi, à l’âge de 30 ans. L’énumération des charges d’intendance, post-Richelieu, que nous fournit Vachon, nous fait comprendre à quel point ce jeune homme était estimé par le roi et son entourage. Des enjeux considérables étaient désormais placés en ses mains – car il en valait pour l’avenir immédiat d’une colonie outre-mer qui connaissait alors un moment de grande vulnérabilité, un projet presque voué à l’échec.
En mai 1664, la tutelle de la Nouvelle France fut accordée à la Compagnie des Indes Occidentales, acte de baptême commercial de la nouvelle province du royaume de France. Un an auparavant, Louis XIV avait imposé à la colonie un “remaniement administratif”, pour obliger le “partage des pouvoirs” entre gouverneur, intendant, et conseil souverain. En vérité, hormis la guerre et la diplomatie qui revenaient au gouverneur, le pouvoir effectif de la colonie se trouvait dans les mains de l’intendant, qui gérait la bourse. Le règne de Talon en fut une démonstration éclatante.
« Quand on doit estre une année toute entière sans vous rendre compte… »
En 1667, Jean Talon, intendant en Nouvelle France depuis deux ans, répond à une requête d’état des lieux de la part de son supérieur, Jean-Baptiste Colbert, en lui fournissant un rapport détaillé de la colonie, des ses activités et de ses besoins[ii] dans le cadre de la période fiscale présente, et prochaine. Penchons nous sur le cas particulier de cette correspondance officielle, pour mieux cerner le cadre dans lequel l’intendant Talon exerçait son pouvoir.
Une première lecture de ce document nous fait comprendre que l’intendant Talon serait le principal rapporteur des faits et lieux de la Nouvelle France, et du développement de la colonie, pour un de ses principaux bailleurs de fonds: la couronne française. La lettre détaillée[iii] que Talon rédige à l’attention personnelle de Colbert a pour objet de fournir un bilan du succès (ou de l’insuccès) des décisions royales, dont il est le principal metteur-en-œuvre. La rhétorique de Talon donc, se réfère systématiquement aux volontés royales, et de la façon dont il en est son loyal agent, et ce sur tous les paliers essentiels.
Par cette lettre, et les nombreux détails qu’elle relate “au vif”, on aperçoit ce que les commentateurs historiques ont souvent noté de l’intendance de Talon, c’est-à-dire, sa participation directe et étroite dans les divers projets de la colonie, et aux grands enjeux et controverses qui la secouent. Une activité de gestion, de stimulation d’activités de développement, autant que de surveillance étroite, dans des domaines aussi variés que l’agriculture, l’exploitation forestière, les pêcheries et les mines, l’immigration, le peuplement et la disparité hommes-femmes, la planification des seigneuries, et la bonne fourniture des troupes: aucun détail important ne semble être absent du tableau.
La mission de Talon rejoint les volontés de Colbert: peupler la colonie de Québec afin qu’elle se suffise à elle-même, et qu’elle soit capable de sa propre défense[iv]. Talon est soucieux de se présenter comme administrateur compétent, ingénieux et capable d’initiative, et surtout en serviteur zélé, toujours soucieux des intérêts de la couronne. On sent aussi chez lui un dispositif d’auto-protection: le rapport de son activité répond à une requête officielle, et ses initiatives “prévoyantes” qui dépassent le cadre admis sont habilement présentées comme rejoignant les intérêts de la couronne.
Au delà du rapport officiel, c’est surtout un rapport de confiance personnel que nous retiendrons dans cette lettre, rapport que l’Intendant Talon doit travailler sans relâche, envers son supérieur et bailleur de fonds. À ce titre, Talon évoque souvent son éventuel successeur[v], pour démontrer, par l’aspect temporaire de sa nomination, qu’il n’est qu’un simple agent de la couronne, révocable selon les volontés du roi. La colonie est bien loin de la métropole, si nous héritons aujourd’hui du recul historique, les énumérations exhaustives de Talon et le ton qu’il adopte pour “informer” son supérieur nous permettent de saisir les enjeux du moment.
Le salut de la colonie
Abordons maintenant les question de l’interprétation du legs de Talon, premier intendant de Nouvelle France. Multiples écoles d’historiographie ont étudié et commenté cette période charnière dans notre histoire, et nous retiendrons trois types d’interprétations, pour les éclairages contrastés de leur apport.
Le premier nous provient d’un texte de synthèse historique datant du XIXème siècle, dans une section relatant le changement de régime évoqué ci-haut. Écrit dans un français coulant et accessible, le récit de Jean-Baptiste-Antoine Ferland touche de passage la nouvelle présence de l’intendant Talon en Nouvelle France, circa 1665[vi].
Utilisant de sources officielles – édits, ordonnances, correspondance officielle, rapports ecclésiastiques – Ferland rapport l’avènement de Louis XIV au trône de France et ses conséquences pour la Nouvelle France du point de vue de l’histoire de l’empire français. Peut-être à cause de la situation militaire de la colonie, Ferland met l’accent dans son récit sur Tracy[vii], et de son arrivée providentielle, avec Talon en seconde place à titre de gloire. Compte tenu la grande place accordée à Talon dans notre historiographie, il est intéressant de voir un historien se concentrer sur l’arrivée d’autres personnages importants, pour tenter de mettre ses lecteurs in situ.
Si la majorité du récit de Ferland relate le “changement de garde” de la colonie, on relève toutefois l’importance accordée à Talon, qui tentera de faire relever le profil de la colonie auprès des autorités métropolitaines. Selon Ferland, Talon “s’étend avec complaisance sur l’importance du Canada pour la mère patrie”[viii] en évoquant la situation coloniale auprès de son ministre responsable. Ferland souligne aussi le dilemme de Talon, dans son exhortation pour le peuplement de la colonie, contre une politique conservatrice de Colbert contre le dépeuplement de la métropole.
Donc, pour l’essentiel, Ferland se limite à décrire l’action de la couronne française à l’égard de sa colonie, se tenant aux sources officielles pour mener à bien son esquisse, en insistant sur le caractère chrétien et vertueux de l’entreprise. Récit officiel, conventionnel, écrit sur le même ton optimiste et souvent élogieux que celui de la correspondance officielle des sources, Dieu lui-même semble avoir un rôle, chez Ferland, dans l’histoire de la Nouvelle France. N’est-ce pas Dieu qui, par les grands desseins de son représentant sur terre, Louis XIV, désignera in fine le destin de la colonie, à l’aide de ses serviteurs coloniaux?
L’intendant visionnaire
Dans un registre plus séculier, tournons nous maintenant vers le recensement biographique de Jean Talon écrit pas André Vachon, déjà cité en entrée de jeu. Dans l’ensemble, Vachon accomplit son bilan du personnage en suivant les lois du genre de la biographie historique: origines, parcours de vie, réalisations, et fin de vie. Sous ce prisme biographique, nous apercevons toutefois l’interprétation forte que Vachon donnera aux multiples réalisations du premier intendant de Nouvelle France, pour lui accorder à lui et à son œuvre les qualités de visionnaire.
À première vue il est bien difficile de lui objecter cette étiquette. Vachon n’utilise pas le terme visionnaire à titre de compliment, ou par effet de rhétorique. Plutôt, Vachon va tenter de restituer, dans le cadre difficile d’une colonie où tout est encore à construire, le rôle majeur que jouera Talon au service d’une vision, qui serait en quelque sorte un compromis entre sa vision personnelle, et celle de Colbert.
La plus grande partie de l’article de Vachon sera donc une démonstration de cette thèse d’un Talon visionnaire. Tout au long de la notice, se profilent le exemples de l’intendant activiste, qui encourage l’immigration, les mariages et le peuplement, qui vise l’auto-suffisance agricole le production excédentaire pour le marché d’exportation, qui applique une politique de diversification économique et des moyens de production, et enfin, allant au-delà de son mandant, qui tente d’anticiper et de trouver réponse aux exigences stratégiques de la couronne en Nouvelle-France.
Nous retenons de ce bilan un Vachon soucieux de nous présenter l’intendant Talon comme maître d’œuvre hors pair. À preuve, les nombreuses embûches à ses projets et les échecs de plusieurs de ses initiatives avant, et surtout après son départ de la colonie. Bien que cette thèse du mérite de l’œuvre mesurée par ses grandes réalisations soit d’une valeur limitée – bon nombre d’initiatives de Talon avaient une valeur expérimentale – elle a le mérite de nous permettre de voir l’empreinte personnelle de l’intendant Talon dans ce moment critique de l’histoire de la Nouvelle France.
De colons vertueux, françois ou canadiens…
Mais doit-on seulement mesurer les effets d’une œuvre sur le plan sensu stricto des intérêts de la France? Sur un ton plus contemporain, Thomas Wien, professeur d’histoire à l’université de Montréal, ouvre une toute nouvelle perspective sur “l’effet Talon”, dans le domaine de l’histoire culturelle, explorant les rapports identité/altérité entre les officiers coloniaux et les habitants du pays[ix].
Inversant la tendance eurocentrique des sources officielles, Wien nous transpose plutôt dans une problématique toute coloniale. Dans cette perspective, l’intendant Talon, agent de la couronne française, est promoteur intéressé du “bon colon”. Pour Talon, tout habitant est en premier lieu un ressortissant du royaume de France, et chacun doit se rendre utile pour les grands projets de la mère patrie: militarisme, fécondité, agriculture, exploration, etc. À cet effet, comme Wien le note, “les attentes placés sur la population coloniales sont en effet très lourdes”[x], car le colon doit mettre en valeur la Canada, selon les vues du mercantilisme, peupler le pays et accroître son taux de naissance, assimiler les sauvages, et défendre la colonie[xi].
La thèse paradoxale de Wien, est que l’intendant Talon est sous double contrainte: d’une part il doit s’assurer que les attentes de l’autorité royale envers la colonie portent fruit; d’autre part, le succès de cette entreprise ne saurait être à la hauteur de ces attentes, car il est impossible de produire une “autre” France dans un contexte hors-France. À cet effet, la désobéissance de certains colons au moment de l’extension de la traite des fourrures confirmera les préjudices français à leur égard. Naîtra, quasi-officieusement, la figure du “créole”, repoussoir du modèle de la francité pour le nouveau monde. De surcroît, Wien tente de cerner la place de Talon dans ce double-jeu:
“Cherchant à accroître son propre pouvoir arbitraire, l’intendant exploite surement cette hantise de la distance plus qu’il n’y succombe. Mais qu’il songe à toucher ce nerf ministériel indique qu’il l’estime sensible. Après tout, c’est aussi à lui-même que l’État colonisateur s’impose un fardeau, celui, paradoxal, de régner à distance tout en se passant de corps intermédiaires sur lequel il s’appuie en métropole. S’il jamais il n’y réussissait pas, ses sujets coloniaux conserveraient ils leurs moeurs ‘polies’? Par-là refait surface la vieille inquiétude européenne quant à la possibilité de maintenir la ‘civilisation’ lorsque les institutions l’encadrent moins solidement.”[xii]
Certes, par la désignation de ces “créoles”, la couronne serait-elle en train de produire ses propres insoumis? Cet enjeu de taille, soulevé par Wien, semble bien au cœur de la question coloniale, et du dilemme de l’intendant face à l’avenir de la colonie. Ne serais-ce pas cela, le véritable legs de Jean Talon “visionnaire”, celui d’avoir accentué les lignes de failles de la colonie, en tentant de faire main basse sur le choix de vie de chaque colon?
Talon (di)visionnaire?
Pour conclure, quelques remarques pour tenter d’expliquer ces divergences d’interprétations sur le dossier Talon. De manière évidente, on peut dire que nos trois historiens appartiennent à des différents courants historiographiques, marqués par les grandes orientations de leur époque. Ferland est prêtre, formé au séminaire, et son Cours d’histoire du Canada est écrit pour un public scolaire du XIXème siècle. Vachon est universitaire dans la période d’après-guerre, qui a aussi tenu un poste d’archiviste. Son accès direct aux sources lui ont permis de mettre sa plume au service de la biographie historique. Wien, aussi un universitaire, et spécialiste de la Nouvelle France, conduit ses recherches sur des considérations plus contemporaines sur le contact entre cultures, et la formation des cultures.
Il y a aussi, de manière plus subtile, de différentes idées de l’histoire qui sont en jeu. Ferland insère et intègre Talon dans un grand récit historique, pour des fins d’édification publique, dans laquelle les institutions traditionnelles de la société québécoise tiennent une place d’honneur. Vachon va, à sa façon, reprendre le legs de Ferland, sur un ton décidément plus séculier. De par sa nature, la biographie historique célèbre les personnages importants, et la longue notice biographique de Vachon sur Talon participe à sa consécration, même si on y aperçoit les fautes du personnage. Wien, pour sa part, nous offre un point de rupture avec cette vision “héroïque” de l’histoire, en tentant de cerner l’apport plus ambigu de Talon à une Nouvelle France qui souffrira beaucoup de ses propres contradictions. Sans minimiser le rôle important de Talon dans la naissance de la colonie, Wien se rapporte à l’expérience du colon, pour analyser les effets du fardeau imposé à celui-ci par les politiques coloniales, appliquées par Talon.
À cet effet, c’est donc le regard jeté sur la correspondance entre Talon et Colbert qui a changé. Nous sommes passés du récit héroïque nourri d’archives officielles, à la transposition positiviste des faits, facilitée par le recul historique, pour aboutir à l’analyse textuelle, enrichie par une approche multi-disciplinaire. Si notre estime de l’illustre intendant demeure intacte, c’est notre vison sur son véritable legs qui s’est approfondie.
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[i] André Vachon, « Talon, Jean », dans Dictionnaire biographique du Canada, t. 1 (Toronto/Québec, University of Toronto Press et Presses de l’Université Laval, 1966).
[ii] Lettre de Talon à Colbert, 27 octobre 1667, dans Rapport de l’archiviste de la Province de Québec, 1930-‐1931, p. 77-86.
[iii] S’excusant de sa prolixité, occasionnée par son “zèle”, Ibid, p. 86
[iv] Ibid, p. 79.
[v] Ibid, p. 85.
[vi] Jean-Baptiste‐Antoine Ferland, Cours d’histoire du Canada, t. 2 (Québec, A. Côté, 1865), p. 30-44.
[vii] Ibid, p. 31-37.
[viii] Ibid pp. 39-40.
[ix] Thomas Wien, « Quelle est la largeur de l’Atlantique? Le ‘François Canadien’ entre proximité et distance, 1660-1760 », dans Cécile Vidal, dir., Français? La nation en débat entre colonie et métropole, XVIe – XIXe siècle (Paris, Presses de l’ÉHÉSS, 2014), p. 55-64.
[x] Ibid, p. 61.
[xi] Ibid, p. 62.
[xii] Ibid, p.63.
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