La maladie d’amour chez les poètes grecs
Le mal d’amour. Vous l’avez peut-être déjà ressenti avec un désir inassouvissable, ou un amour non-réciproque. Sinon, par une relation amoureuse qui aboutit à une triste fin, ou une déception dont il fut difficile de vous remettre.
Quoi qu’il en soit, nous savons tous qu’un chagrin d’amour peut bouleverser notre vie. Ou la faire chavirer, tout simplement, dans les eaux profondes du malheur.
Quand le chaud amour tourne au vinaigre, nous n’avons guère recours que d’obtenir le soutien de proches, ou faire appel à un psychologue. Nous nous sentons brisés parce que nous idéalisons l’amour et cherchons notre rédemption personnelle dans des relations aimantes. Nous consacrons même une journée à la célébration de l’amour – la Saint-Valentin – dans laquelle nous rendons hommage à notre « meilleur part ». Ainsi, pour nous autres Occidentaux, pas de lien possible entre un dîner aux chandelles et un crime violent. Nos dieux de l’amour et de la guerre vivent dans des domaines qui s’excluent mutuellement.
À une époque moins avancée sur le plan technologique que la nôtre, les dieux avaient une présence réelle dans la vie quotidienne des gens. Il était important de plaire et d’apaiser les divinités avec des cadeaux et des offrandes rituelles afin d’éviter de provoquer leur colère. Dans un tel monde, les dieux régnaient sur des domaines distincts de la vie et de la nature. Et pourtant, ils s’entremêlèrent les uns avec les autres pour maintenir le cosmos en marche et faire des cieux et des profondeurs un théâtre pour les hommes. Dans la Grèce antique, les véritables divinités de la « mixité » furent celles de l’amour: Éros et Aphrodite. Le fait que nous célébrions encore aujourd’hui leur place dans nos vies témoigne de leur renommée et de l’attrait universel de l’amour et de la sexualité. Mais la positivité de ces présences divines de l’Amour, à l’époque moderne, a été découplé de son pouvoir destructeur, la source même du pouvoir qu’Éros et Aphrodite avaient autrefois détenue – et tiennent peut-être encore toujours – sur les êtres mortels que nous sommes.
Voyons Éros: nous le connaissons aujourd’hui sous le nom de Cupidon, une métaphore mignonne et charmante de l’amour romantique. La conception grecque d’Éros était toute autre. Dans la Théogonie d’Hésiode, Éros est une force primordiale qui induit à des entités cosmiques telles qu’Ouranos (le Ciel) et Gaïa (la Terre) de s’accoupler et à engendrer des enfants divins. Dans l’histoire des dieux de Hésiode, Aphrodite naquit lorsqu’un des fils d’Ouranos, Cronos, castra son père dans le but de séparer le Ciel de la Terre. Des gouttes de sang de la plaie d’Ouranos tombèrent sur la Terre, donnant naissance aux Titans. Mélangées à l’écume de la mer, le sang et le sperme d’Ouranos donnèrent naissance à Aphrodite. À partir de ce moment, le double principe du masculin et du féminin, fondé sur l’accouplement de « contraires », fut explicitement affirmé dans la cosmogonie grecque. Le désir primordial provoqué par Éros, source de la vie, dut désormais recevoir l’assistance des atours séduisantes d’Aphrodite, afin de contraindre les dieux et les mortels à la procréation. Dans une tournure de cette saga toute olympienne, Aphrodite trompa son mari, le laid forgeron Hephaïstos, pour s’accoupler avec le magnifique Arès, dieu de la guerre. Ce puissant mélange d’amour créateur et de guerre destructrice semble ainsi provenir des dieux eux-mêmes.
Dans la vision du monde des Grecs, la primordiale puissance d’Éros et d’Aphrodite était fondamentalement ambivalente. L’Amour était peut-être la chose la plus douce dont un être mortel puisse faire l’expérience, c’était aussi une passion dangereuse dont il fallait conjurer les excès en pratiquant des dévotions à la déesse de la beauté. La pratique de la magie noire de l’amour était ainsi largement répandue dans le monde antique, et un Grec amoureux ne pouvait jamais éviter le soupçon d’avoir succombé à une malédiction. Et malgré la célébration grecque de l’homosexualité dans les compétitions sportives et l’éducation, l’institution du mariage demeurait, pour les Grecs de toutes les époques, le meilleur moyen de se préserver du potentiel destructeur de l’Amour en confinant la sexualité au foyer. L ‘« apaisement » d’Aphrodite en dehors du mariage fut également attesté lors des symposia masculins, avec des « compagnes » féminines – des prostituées – offrant des faveurs musicales et sexuelles aux convives. Le culte d’Aphrodite était fort répandu dans le monde méditerranéen antique, et les Grecs de tous les horizons sociaux – y compris les prostituées – rendaient hommage à la déesse dans des temples et des sanctuaires dédiés.
Le témoignage le plus éloquent du pouvoir ambivalent de l’Amour nous vient de la littérature grecque. Dans les poèmes épiques d’Homère, la passion amoureuse d’Éros est considérée comme la cause de guerres et de conflits fratricides. Il y a bien sûr Hélène de Troie, dont l’aventure extra-conjugale avec le prince Paris – voulue par Aphrodite – sera le prétexte d’une expédition militaire où « mille navires débordant de guerriers grecs assoiffés de sang » affluèrent sur les rives de la légendaire ville de Troie. Dans l’Odyssée d’Homère, les luttes héroïques d’Ulysse contre des monstres mythiques semblent presque anodins au regard des rencontres du héros avec de puissantes séductrices telles que Circé et Calypso, qui l’écartent de son voyage de retour vers son île natale.
Les tragiques grecs ont, eux aussi, mis en scène de terribles drames sur les effets néfastes de la passion amoureuse. Dans le Medée d’Euripide, la rage de la princesse Médée confrontée à l’infidélité de son mari, Jason, l’engage irrémédiablement sur la voie d’une violence vengeresse qui dépasse tout entendement: une robe maléfique qu’elle offre à sa rivale fait fondre la chair de la victime, tel un phosphore dissolvant; Médée offre ensuite ses enfants en sacrifice, sanglante réponse à la blessure amoureuse laissée par Jason, l’infidèle. Dans une autre tragédie d’Euripide, le beau prince Hippolyte est poussé sur le chemin de la souffrance et de la mort tragique par une Aphrodite assoiffée de vengeance, voulant punir Hippolyte du crime… de s’être publiquement déclaré maître de ses passions.
Ce tableau qui dépeint des lugubres histoires d’amour ne doit pas nous induire à croire que les Grecs éprouvaient une sainte terreur à la moindre manifestation de l’Amour. Sous la lyre des poètes – et poétesses – grecs, il y eut aussi beaucoup d’hymnes qui célébrèrent le cadeau de l’Amour, comme pure douceur et émerveillement. Sappho est peut-être la plus célèbre égérie de d’éloge amoureux de la Grèce antique. Originaire de l’île de Lesbos, Sappho composa de célèbres vers sur les chatoyants tourments de l’Amour. Ses poèmes ont résisté à l’épreuve du temps: nous pouvons en effet retrouver le lexique imagé de la passion amoureuse créé par Sappho il y a plus de deux mille ans dans d’innombrables poèmes, romans, films et paroles de chansons pop modernes.
Mais nos écrivains, chansonniers et cinéastes modernes, qui ne cessent d’idéaliser l’Amour, ont souvent séparé le double aspect doux et amer de la passion sexuelle, et biffé la douce morsure de la poésie de Sappho. Aujourd’hui, personne ne ressent de frisson d’épouvante quand une chanson pop évoque un « amour brûlant ». Comme le mignon Cupidon, cette image est convenue. Mais il y a deux mille ans, les impitoyables flèches envoyées par le dieu grec Éros dans le cœur de Médée étaient enflammées, et brûlèrent la princesse dans un tourment de passion. Possédée par la passion d’Éros, Médée devient une force de la nature. Elle ne s’appartient plus à elle-même.
Et cela va de même pour Sappho, nous ajouterons. Son vers souple et délicat en grec éolien imite le souffle de la séduction, de quoi inspirer tous les amants de ce bas-monde. Pourtant, ses poèmes implorent, à chaque tournant, la sympathie et la pitié de la déesse de la beauté, Aphrodite. « Déesse, je vous appelle pour m’appuyer dans les joies du désir, mais je vous prie de ne point m’écraser, ou faire de moi votre pantin, ou souffre-douleur … » Et ce sera tel que les poèmes et histoires d’amour de l’antiquité grecque annonceront l’approche de l’amour, comme un enfant qui joue avec le feu : le feu est une source de chaleur et de vie, mais il peut aussi être torride et destructeur. Si nous écoutions de plus près le chant de Sappho – et celui de nos chers anciens « bons vivants » -, nous saurions peut-être mieux anticiper la piqûre de la passion ravageuse qui accompagne toute douce proposition d’Amour.
Laisser un commentaire