Le coup de hache dans l’enseignement des humanités au Japon

Au moins il aura eu la candeur, malgré sa langue de bois, de nous livrer le fond de sa pensée.

Je parle ici du ministre japonais de l’Éducation, Hakubun Shimomura, qui, en juin 2015, a ordonné aux établissements dispensant une éducation supérieure au Japon de mettre au ban l’enseignement des « humanités » (lettres), au profit d’une refonte plus « utile » des disciplines universitaires.

Selon Slate.fr, dix-sept universités japonaises ont obtempéré au décret, ou à la réforme ministérielle – si on veut bien m’accorder cette vue d’esprit, pour souligner le schisme religieux qui se trame dans le monde de l’éducation depuis déjà longtemps.

Réforme, éducation, société… encore faut-il définir le sens des mots que l’on emploie. Et c’est ici où la langue de bois du ministre intervient, pour couper court à la discussion. Sur la question de la refonte de l’éducation, le ministre Shimomura a prêté sa voix au mot d’ordre du premier ministre japonais, Shinzo Abe. Lors d’une réunion de conseil de l’OCDE en 2014, celui-ci entonnait d’ores et déjà le refrain économiste :  « l’éducation doit d’être au service de la société ». Sans doute pour plaire à son public, Abe chantait-il l’air du temps.

Mais derrière cette « évidence » se cache le basculement de toute une conception de l’éducation, et de la société elle-même. Car, si l’on prépare les nouvelles générations « au service de la société », de quelle société s’agit-il? Cette vidéo de l’OCDE (justement…) nous fournit quelques indices probants…

 

 

Les moyens justifient les fins

On peut bien s’indigner, en bon humanistes, d’une conception trop étroite de l’éducation. Mais il faut bien se demander si la décision du ministre de l’Éducation japonais signale le déclenchement d’une réforme, ou son aboutissement.

Il me semble, pour ma part, que nous somme arrivés au moment du grand basculement, celle d’un système d’éducation au service du « spectacle de la marchandise » – comme dirait Guy Debord, en bon marxiste.

Force est de constater, nous scions la branche des humanités depuis déjà plusieurs décennies – voir même, depuis les premières tentatives de démocratisation de l’éducation. Nous arrivons probablement au terme d’une période de grâce où l’existence de départements d’humanités dans les universités publiques fut encore tolérée. Aujourd’hui leur présence n’est plus justifiable. Au nom des coupes budgétaire, de l’austérité, une société doit faire des choix. Il faut préserver l’essentiel, ce qui va directement servir la société actuelle, et passer tout le reste au oubliettes, aux livres d’histoire.

Et aux derniers remous de la conscience humaine en quête de sens, la société de consommation répondra.

C’est en cela que la décision du ministre japonais de l’Éducation est révélatrice. En écartant les humanités en raison de leur « inutilité », il souligne de manière inversée leur apport à une conception de l’éducation qui opposerait fins et moyens. La société qui ne fait plus aucune distinction entre fins et moyens a besoin de salariés-prolétaires, de technocrates-gestionnaires et de consommateurs. La société qui opère cette distinction a besoin de gens de la cité. Elle a besoin d’hommes et de femmes élevés à la dignité d’êtres pensants, qui se préoccupent sur le sens et la portée de leurs actions et de leurs décisions. Car c’est en justifiant une fin qu’on fait appel aux bons moyens, après tout.

Et c’est à partir de ce trait unique des humanités, son respect de la destinée humaine dans ses meilleurs parcours et possibilités, que fut jadis institué le système d’éducation de nos élites. Il serait bien triste d’arriver au constat que cet ensemble de vertus n’aura pas survécu à la démocratisation de l’éducation.

Plus de traces du passage des jésuites au Japon, donc. Et bientôt, plus aucune des grands sages du Shinto non plus.

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